De l’autre côté de l’aide sociale

Publié le 12 avril 2016 dans Le Soleil
par Mylène Moisan

(Québec) CHRONIQUE / Pendant une dizaine d’années, Marie-Chantale* a travaillé au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale comme agente d’aide socioéconomique.

Elle devait entre autres s’assurer que les déclarations des prestataires soient conformes à la loi.

C’était entre les années 1990 et 2000. «Il y avait des gens de tous les milieux. J’avais un case load, des centaines de bénéficiaires, nous étions constamment sous pression. Je calculais leurs revenus, pour ceux qui en avaient, en prenant soin d’y soustraire les exemptions aux revenus de travail. Il fallait souvent faire des vérifications au niveau de la loi pour être certain de bien l’appliquer, elle est très complexe.»

Vous comprenez l’idée, elle devait voir à la bonne marche du programme. «C’était beaucoup de calcul, mais j’aimais beaucoup le défi, il y a beaucoup de relationnel dans ce travail-là. La loi était très contraignante pour les prestataires, mais elle nous donnait beaucoup de pouvoir dans les limites de son application.»

Elle se souvient d’une collègue. «Je l’entends encore au téléphone, dire à un prestataire : « Si tu ne m’envoies pas ça, je ne te donnerai pas ton chèque! »»

Comme si l’argent sortait de sa poche.

C’était une autre époque.

Marie-Chantale, qui avait été prestataire de l’aide sociale avant d’être embauchée, utilisait ce pouvoir autrement. «Je me souviens entre autres d’une prestataire qui collaborait vraiment bien, je lui avais enlevé les intérêts. Quand mon superviseur a vu ça, il les lui a remis.» Visiblement, Marie-Chantale avait été trop conciliante.

«J’aimais mon travail, mais on nous mettait beaucoup de pression, on n’avait pas vraiment le choix de couper. Après une dizaine d’années, je commençais à vraiment être tannée de ça, j’ai quitté le ministère.»

Elle est allée travailler comme professionnelle auprès des personnes âgées, jusqu’en 2010.

Ses démons ont tôt fait de revenir la hanter. «J’avais fait une première dépression quand je faisais ma technique. J’étais pourtant bien entourée, mais je suis tombée quand même. Je suis remontée un peu, j’ai fait mon bac sur les genoux, je suis retombée.»

Elle a essayé d’en finir.

Elle a remonté, redescendu, elle a joué au chat et à la souris toute sa vie avec la dépression. Mais, depuis quatre ans, elle n’arrive plus à remonter, elle ne parvient pas à être embauchée. Elle vit de l’aide sociale, en contraintes sévères à l’emploi, a multiplié les stages en milieux communautaires, en vain.

Elle peine à payer son loyer.

Ça lui était arrivé, en 2011. Elle avait mis ce qui lui restait de son RREGOP dans un FRV, un fonds de revenus viagers, en prévoyant arrondir ses fins de mois avec ça, au besoin. «Je savais que l’avoir liquide, ce n’était pas déduit des prestations si on prouvait la nécessité de son utilisation avec preuve à l’appui.»

Elle était bien placée pour connaître la loi.

Elle a eu besoin de son bas de laine pour payer deux mois de loyer qui étaient en retard. Marie-Chantale a vidé son compte, 1350 $, qu’elle a presque tout donné à son proprio. Quand elle a rempli son «slip», elle a déclaré la somme, même chose dans son «rapport d’impôts. J’étais certaine que j’étais correcte.»

Eh bien non.

«Un an plus tard, un agent m’appelle pour me dire : « À la suite d’un croisement de fichiers, votre retrait est apparu comme non conforme.» Le ministère a jusqu’à cinq ans pour réclamer des sommes qui lui sont dues.

Marie-Chantale est tombée en bas de sa chaise.

«- Quoi?

– Oui, madame, les retraits effectués dans un FRV sont considérés comme un revenu.

– Quoi?

– Oui, c’est une exception.

– J’ai tout déclaré, personne n’a rien dit.

– Je sais que c’est cruel, mais c’est comme ça.»

Le gars a dit «cruel».

Marie-Chantale a contesté la décision devant le Tribunal administratif du Québec, le TAQ, elle a perdu. «L’argumentaire du ministère, c’était de dire que j’aurais dû le savoir, alors que personne, quand j’ai déclaré la somme, où quand je suis entrée à l’aide sociale, ne m’en a parlé. Personne.»

Le ministère avait un autre argument, plus étonnant. «On a remis en question le fait même que j’aie fait le retrait, en prétendant que ce n’était pas nécessaire, étant donné que le propriétaire ne me mettait pas de pression pour que je le rembourse.» Aurait-elle dû attendre un avis d’éviction?

Marie-Chantale a perdu le 21 juillet 2014. On lui a coupé 90 $ de son chèque pendant presque deux ans. Le ministère a réclamé la somme brute et les intérêts encourus.

En plus d’essayer de remonter la pente, elle doit affronter les préjugés. «J’ai honte de dire que je vis de l’aide sociale. Il y a plus de préjugés pour ça que pour la schizophrénie ou la bipolarité. Comment peut-on se sortir la tête de l’eau, retrouver le moral, quand on nous ramène toujours à nos besoins primaires? À boucler nos fins de mois?»

Marie-Chantale se demande d’ailleurs comment payer ses trois derniers loyers. Son propriétaire est conciliant, elle ne sait pas pour combien de temps encore. Elle m’a raconté une rencontre avec un itinérant, à qui elle a donné quelques sous, «il m’a gratifié de son magnifique regard bleu comme le ciel».

Marie-Chantale a baissé les yeux. «C’est peut-être ce qui m’attend.»

*Le prénom a été modifié.

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